En 65 après Jésus-Christ, les apôtres Simon le Zélote et Jude Thaddée, partis prêcher l’Evangile en Perse, furent égorgés pour avoir renversé des idoles au terme d’une dispute avec des prêtres païens et des magiciens. Le châtiment peut sembler excessif, mais on ne pourra nier qu’ils s’exposaient à d’évidentes difficultés. Prêtres, magiciens, dégradation de biens matériels : il y a des combinaisons qui ne peuvent mener qu’au chaos.
De la même manière, la plupart des spectateurs massés dans le Stéréolux à Nantes, ce dimanche 26 mai, pour voir Tropical Fuck Storm - groupe échappé de la très vivace scène underground rock australienne actuelle - se doutaient qu’ils en sortiraient hagards, sonnés et pantelants, avec des démarches d’hélicoptères en panne d’essence, mais vivants. Plus que jamais, même. Un an après la sortie de son spectaculaire premier album A Laughing Death in Meatspace, le groupe mené par Gareth Liddiard et Fiona Kitschin, couple déjà à la tête des fabuleux The Drones, jouait ce soir-là pour la première fois en France. Et, comme on pouvait s’y attendre, tout n’a été que pierre, feu, métal, silences dans lesquels on tombe subitement comme dans des trous, dissimulés sous un tas de feuilles mortes, et cavalcades plus noires et féroces que celle de mille pur-sang fuyant les auges du cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum par une nuit sans lune.
Bourrasque capillaire
C’est simple : Tropical Fuck Storm a tout. Les chansons, déjà, qui doivent autant au post-hardcore de Fugazi qu’aux complaintes claudicantes de Bonnie Prince Billy ou au groove bancroche des Slits, et possèdent cet atout rare qui, de Townes Van Zandt à Nirvana, a toujours fait la différence : le sens du tragique - dans You Let My Tyres Down ou leur dernier single en date, The Planet of Straw Men, tout est à la fois abrasif et grandiose, rayonnant et désespéré. Une musique de gens qui savent que la partie est perdue mais qui veulent quand même, comme disait Melville, «arracher au ciel un morceau de vie». Ensuite, il y a les paroles, principalement signées Gareth Liddiard, qui avoue détester écrire mais gratifie chaque morceau du groupe de stupéfiantes chroniques du désastre contemporain tenant autant du cut-up frénétique que du Dylan fataliste de Blood on the Tracks. Enfin, il y a le magnétisme - évidence absolue, dès les premiers instants sur scène.
A gauche, la guitariste Erica Dunn, cadette de la bande déjà croisée chez Mod Con ou Harmony, à qui l’on donnerait la première partie de Juliette Armanet sans confession avec sa frange rideau et ses créoles tintinnabulantes mais qui explose dès la première note dans une ahurissante bourrasque capillaire, toujours un pied sur le retour ou les jambes écartées tel le personnage d’un invraisemblable cartoon heavy metal. A droite, Fiona Kitschin, la bassiste, tient, elle, plutôt de l’héroïne de film d’horreur des années 70, regard possédé, moue inquiète, se balançant étrangement lorsqu’elle s’avance vers le micro, où elle chante comme dans une transe suspendue, en vous fixant droit dans les yeux. Au centre, Gareth Liddiard, l’air d’un gamin des rues entre deux mauvais coups, nuque longue, tronche burinée, chemise crasseuse nouée autour de la taille, capable de faire le silence complet dans la salle d’un simple mouvement de la main.
Et derrière, Lauren Hammel, tornade tatouée transfuge du groupe de hardcore High Tension, qui donne moins l’impression de jouer de la batterie que de s’agiter au milieu d’une ferronnerie, jouant comme si elle essayait de faire redémarrer un moteur, avec de grands gestes saccadés, une baguette entre les dents - si tous les batteurs avaient ce charisme et cette envie de mordre, plus personne ne jouerait d’aucun autre instrument et on assisterait à l’avènement d’une scène nouvelle composée d’orchestre à 48 batteries tentant d’établir des dialogues avec Dieu en composant des symphonies polyrythmiques. Face à une telle déferlante, le public, lui, ne peut pas grand-chose ; il se laisse porter comme un naufragé perdu en haute mer, hurlant tant qu’il peut, alternativement écrasé et soulevé par ce mélange de drame et d’euphorie. Ne vous imaginez surtout pas danser : Tropical Fuck Storm fait une musique sur laquelle on peut, au mieux, tressaillir et vaciller, comme un cyprès sous l’orage.
Le lendemain du concert, on les retrouve dans un bar en bord de Loire, à l’image de leur musique : éreintés mais hilares, lucides et pince-sans-rire, un instant dépités, l’autre absolument intenables. «Quand j’entends Nick Cave dire, il y a quelques semaines dans la presse, que l’époque n’est plus adaptée aux groupes de rock, ça m’exaspère, souffle Erica Dunn. Tropical Fuck Storm est précisément un symptôme de cette époque : tout est si vio lent et absurde que ça nous oblige à être nous aussi violents, absurdes, surréalistes.» Politiques aussi, même s’ils n’en font pas un argument de vente, comme leurs aînés de Midnight Oil. Il suffit de voir à quel point ils s’animent quand on leur parle des élections fédérales en Australie, remportées il y a peu par la droite ultra-conservatrice. «Pour moi, à partir du moment où deux personnes discutent, c’est de la politique, explique Garreth Liddiard. Dans nos chansons, on va surtout évoquer des choses très générales, l’intelligence artificielle ou le fait que les réseaux sociaux aient détruit la notion de débat. Les gens n’arrivent plus à se parler, ils défendent leurs idées comme une équipe de foot défend son maillot : aveuglément, sans nuance, dans le seul but de gagner, d’avoir le dernier mot sur Twitter, de donner le coup de grâce.»
Posthumanisme ballardien
Des préoccupations auxquelles viendront bientôt s’ajouter celles de Braindrops, deuxième album du groupe, prévu pour la rentrée et qui, comme si c’était possible, est encore plus fou, intense et débridé que le précédent. Au programme : fake news complotistes, misère sexuelle et posthumanisme ballardien, abordés en filigrane dans neuf nouveaux morceaux qui jonglent entre tubes post-punk pour étés sous Rohypnol (Where’s My Eugene) et love songs à la tristesse insondable (Mary 63, sans doute ce que Liddiard a écrit de plus beau à ce jour). Un nouveau tour de force, que l’on n’attendait pas si tôt et si définitif, et qui vient confirmer que oui, Tropical Fuck Storm a vraiment tout. Les chansons, les paroles, le magnétisme - et cette propension à taper très fort et très juste, pile où il faut, de faire croire à une forme de miracle à une époque où l’on choisit trop volontiers la démission. A la fin de notre entretien, Liddiard nous serre la main et nous dit : «Merci d’en avoir quelque chose à foutre.» A combien de groupes pourrait-on retourner le compliment ?
Lelo Jimmy Batista Envoyé spécial à Nantes Photo Rémy Artiges - Libération (2 juin 2019)